Joran observait attentivement cet homme qui l’avait enlevé à sa mère. Il avait l’air bon malgré tout, et il le regardait avec bienveillance. Araméor de son côté semblait attendre quelque chose.

  • Veux-tu bien me montrer ce que tu as fait tout à l’heure dans les cuisines ?

  • J’ai soif monsieur, est-ce que je peux avoir de l’eau ?

  • J’ai cru comprendre que tu n’avais besoin de personne pour t’en procurer désormais. Montre-moi s’il te plaît.

  • Je… je ne sais pas… vous êtes sûr que c’était moi ? Et puis comment le savez-vous ?

  • Bien sûr que c’était toi, les serviteurs ont pour instruction formelle de ne pas t’aider de cette manière. Quant au fait que je sois au courant, eh bien disons que rien ne m’échappe dans ce palais. Fais-le maintenant, la seule eau que tu auras sera celle que tu pourras créer toi-même.

Joran, intimidé par ces mots, bien qu’ils aient été dits doucement, tendit la coupe devant lui sans pouvoir empêcher ses yeux déjà humide de verser une larme. Il se concentra sur sa soif, sur cette coupe vide, et à sa grande surprise, celle-ci se mit à se remplir en bouillonnant par le fond, comme la première fois ! Il but cette eau, si fraîche et désaltérante. Puis, rasséréné par ce succès, il recommença. Une fois sa soif étanchée, il regarda son père. L’homme semblait ravi, rayonnant même !

  • Tu es bien mon fils ! s’exclama-t-il. Peu de mages savent invoquer un élément sans prononcer un mot, je t’apprendrais tous les arcanes des Mots de Pouvoir ! A partir d’aujourd’hui, tu es le prince héritier d’Arcana ! Que tous le sachent, mon fils est enfin rentré chez lui !

  • Mais ? Je croyais que… Vous n’étiez pas sûr que je sois votre fils ?

  • Si bien sûr, mais rien ne garantissait que tu sois aussi doué, je suis vraiment heureux aujourd’hui, et fier de toi !

Le sourire qui se dessinait sur les lèvres d’Araméor n’était pas feint, de cela Joran était certain. Il ne savait plus comment il devait considérer cet homme qui l’avait d’abord ignoré pour maintenant l’acclamer. Devait-il commencer à le traiter en père ? Devait-il continuer à lui en vouloir de l’avoir enlevé à sa mère ? Allait-il vraiment apprendre à faire ces choses extraordinaires auxquelles s’entraînaient les élèves de l’université ? Etait-il vraiment si doué que ça ? Après tout il avait seulement fait apparaître un peu d’eau, ce n’est pas comme s’il avait détruit une pierre avec un éclair ! Toutes ces questions tournoyaient dans son esprit, et il n’y trouvait pas encore de réponse.

* * *

Il faisait frais. Les globes de cristal lévitant au plafond voûté de la grande salle répandaient une douce lumière bleutée qui, sans éblouir les étudiants qui lisaient sur leurs tables de travail, offrait un éclairage homogène et optimal. On n’entendait que les crissements de quelques plumes, les craquements des pages que l’on tourne et parfois le grognement d’un élève qui butait sur un texte un peu compliqué. Le silence était reposant, bien trop au goût d’Argann qui commençait à somnoler. Tout à coup, il sursauta, ainsi que tous les occupants de la pièce. « A PARTIR D’AUJOURD’HUI, TU ES LE PRINCE HERITIER D’ARCANA ! QUE TOUS SACHENT QUE MON FILS EST ENFIN RENTRE CHEZ LUI » entendirent-ils, tel un grondement de tonnerre venu de partout à la fois. Soudain parfaitement réveillé, Argann se surprit à penser au petit garçon fraîchement arrivé au palais. Ce jeune présomptueux croyait donc prendre sa place ? « Aucun risque se dit-il, les accidents d’entraînement sont rares, mais pas inexistants… Il est hors de question que cet étranger prenne la place qui me revient de droit ! Je suis le neveu de l’Oligarque et l’élève le plus brillant de l’université. Ce gamin n’est qu’un bâtard que je n’aurais aucun mal à éliminer ». Alors qu’un plan commençait à germer dans sa tête, il afficha un sourire de circonstance et suivit les autres étudiants qui se ruaient vers l’étage supérieur pour ressortir dans la cour. Le discourt de l’Oligarque risquait fort d’être intéressant…

Le groupe d'élèves, composé principalement de jeunes hommes et femmes de quinze à seize ans, représentait l'élite de l'université pour leur promotion. Il leur restait encore de nombreuses années d'études avant de pouvoir accéder aux postes élevés de la société Arcaneanne, mais déjà, les lutes d'influences divisaient la classe en plusieurs factions. Le groupe majoritaire s'était choisi pour chef Argann qui, usant de la position élevée due à son rang, avait su s'imposer. Sa principale rivale était née dans un village éloigné d'Arcanium. Sa force de caractère et la volonté qu'elle avait de prouver à tous que naître à la capitale n'était pas un gage de réussite l'avait poussée à se démarquer plus que les autres. Même si la plupart de ses partisans provenaient des banlieues et des villages plus éloignés, certains nobles l'avaient rejointe, l'un parce qu'il la trouvait jolie, un autre parce qu'il n'aimait pas Argann l'Arrogant, tel autre encore par désir de changement. Bref la faction d'Alyanea représentait une sérieuse rivale pour Argann dans sa lutte pour accéder au pouvoir. Un troisième groupe passait presque inaperçu dans cette assemblée. Trois élèves marchaient en silence, indifférents à la cohue générale. Ils avaient relevé leurs toges au dessus de leur tête, comme pour se cacher le visage. L'un d'eux, le plus petit en taille, fixait Argann du regard, sans que celui-ci le remarque. D'ailleurs, personne ne les regardait, personne ne les considérait en fait. Ils étaient ignorés de tous, et cela semblait leur convenir parfaitement. Brusquement, d'un seul mouvement, les trois mystérieux étudiants bifurquèrent vers le logis principal sans que personne n'ait seulement remarqué leur mouvement.

A l'autre bout de la cour, un homme d'une cinquantaine d'année observait lui aussi le groupe d'étudiants. Forgeron de métier, depuis de nombreuses années Melchior s'était consacré corps et âme au service de l'Oligarque. Il n'avait pas eu d'enfant, faute de s'être fixé quelque part durant ses plus jeunes années. Au lieu de ça, il avait parcouru les mondes afin de parfaire son art. Personne n'avait son niveau de maîtrise, mais il n'avait personne à qui le transmettre non plus hélas. Il s'était réjoui de l'arrivée du nouveau Prince. Araméor avait fait beaucoup pour lui, et il sentait qu'il devrait lui rendre la pareille un jour. Soudain, son intuition lui souffla de se concentrer sur Argann. « Ce garçon arrogant ne doit pas voir d'un bon œil l'arrivée d'un héritier plus élevé que lui... je ferais mieux de le surveiller de près » se disait-il.

Alors que le calme se rétablissait dans la cour, les derniers étudiants et professeurs retardataires finissant d'arriver, Araméor sortit sur le balcon du premier étage.

« Mes amis, dit-il d'une voie forte, vous tous, Mages confirmés, apprentis et adeptes, j'ai l'immense plaisir de vous annoncer la venue de mon fils, Joran. Cet enfant de ma chair, né sur un autre monde, sera avec d'autres l'espoir de notre salut ! Dante, le Monde-Mort a envahi nos contrées avec ses êtres de cauchemars qui brûlent nos villages et tuent nos enfants ! Mais nous les repousserons ! Nous vaincrons ces bêtes immondes et nous les renverrons dans cet enfer qu'ils n'auraient jamais du quitter ! Mes amis ! Aujourd'hui est un grand jour ! Je reconnais devant vous Joran comme mon fils premier né ! Il sera mon héritier, l’héritier de mon savoir, l'héritier de ma puissance ! Il sera notre sauveur contre Dante et ses démons ! »

Puis, promenant son regard sur la foule, il repéra Argann, la mine sombre. Reprenant de plus belle il dit alors : « Si quelqu'un parmi vous désire s'opposer à cela, qu'il le dise maintenant, ou se taise à jamais ! » Argann dût sentir l'intensité du regard posé sur lui car il leva les yeux vers son oncle. La dureté qu'il lisait dans les yeux de l’Oligarque le fit frémir de peur, et sa rage intérieure ne fit que bouillonner de plus belle. Alors qu'il baissait les yeux vers le sol, Araméor l'appela. « Argann, n'as-tu donc rien à dire ? Je te sais rongé de jalousie, et je sais que tu projettes de provoquer un accident mortel contre ma descendance. Qu'as-tu à répondre à cela ? »

Le jeune homme sut à cet instant précis qu'il ne resterait pas plus longtemps dans cet endroit. La haine et la rage prirent possession de lui et il se tourna vers la sortie.

« Arcanem es Alegorem Oveam Me Anorem ; HanAzarh Azuul az Elys Al Tohon Tramaen Al Daenmyr » souffla-t-il. Une immense bourrasque de vent se leva autour de lui, précipitant les membres de son entourage les uns sur les autres dans un inextricable fouillis de corps enchevêtrés. La tornade en s'élevant emporta Argann avec elle et se dirigea vers l'ouest, par dessus le palais et la ville et l'emmena loin de ce morveux bâtard qui lui avait volé sa place. « Je reviendrai, se disait-il, et je te tuerai ! »

Chapitre 1 - Part 3

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